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Petite épistémologie de la créativité - première partie

(Sous-titre provisoire: De la contrainte nécessaire.) Une des choses qui font de l’Homme un être vraiment étonnant est sa capacité à in...

mardi 26 janvier 2016

Retour de Bâton

Ce texte a été écrit pour un ami, en janvier 2016. Il fait suite à l'article "Espoir et espérance".

J’ai parlé un peu vite dimanche soir en disant que rien ne s’était passé et que j’avais été hermétique aux effets de la plante. Il n’y a pas eu d’état de conscience modifiée comme la théorie l’annonçait. D’ailleurs je n’ai aucune idée de ce qu’est un état de conscience modifiée car je n’en ai jamais connu. Ce qui se passe pendant la cérémonie est une chose – et pas des moindres- mais c’est dans les jours qui suivent que les effets de la plante se font sentir et je dois dire que je sens quelque chose qui n’a rien à voir du tout avec ce que j’avais imaginé.
Parmi toutes les choses qui font jour dans ma tête, il y en a une qui est intéressante et dont je voudrais te faire part, Etienne. Cette chose a à voir avec le thème de croyance, règle et loi sur lequel je disais dernièrement n’importe quoi, en tout cas, je ne pense plus ce que j’en pensais. Je t’invite à me suivre…
Ce qu’on appelle les « lois » physiques rendent compte de l’ordonnancement de la matière. Quand on emprunte le mot « loi », on laisse la possibilité d’imaginer que quelque chose d’extérieur ou de supérieur, une sorte d’autorité par exemple, a légiféré, a dicté la loi. Je trouve le mot loi inapproprié précisément pour cette raison. Je préfère le mot « règle ». Et s’il n’y avait pas de lois mais plutôt des règles ? Partout, tout autour de nous. Qu’en penses-tu ? Des règles de fonctionnement, un réglage complexe des rouages du vivant… Le terme et l’idée de règle impliquent quelque part l’idée de mesure, comme une règle graduée, et c’est cela qui est vraiment intéressant. En partant de l’idée de règle et de mesure qui seraient au fondement de l’ordre des choses, et non de loi, on ouvre la possibilité que les mathématiques soient en effet partout dans la nature. Mettons que les mathématiques que nous connaissons, celles qui décryptent les structures du visible et qui prolongent ainsi le visible dans l’invisible, ces mathématiques qui traitent de l’espace et du temps – de l’espace-temps- dans lequel s’inscrit la matière, mettons que ces mathématiques ne soient qu’une petite partie d’un grand corpus mathématique qui rende compte d’un ensemble de règles bien plus vaste. Il se peut qu’il existe d’autres mathématiques qui prolongent un invisible ici qui nous entoure, dans l’invisible… qui nous entoure sans être plus distant ! Je n’ai pas fumé et ne suis pas défoncée. Je veux simplement dire qu’il n’y a pas que la matière qui obéisse à des règles, tout le vivant obéit à des règles auxquelles on a difficilement accès. Des règles que les sciences du vivant ont bien du mal à appréhender. Des règles que nos mathématiques ne permettent pas encore d’appréhender (là j’extrapole, voire je rêve).
En parlant d’un invisible, je ne fais pas allusion à des plans d’existence autres ou supérieurs, non, ça, je n’ai rien vu ni rien senti de tel et c’est hors de mon propos. Tout se passe ici et maintenant, là autour de nous dans notre monde familier. Dans ce monde familier, il existe un règne végétal et un règne animal très fortement liés entre eux. Chacun de ces règnes à ses règles qui permettent à l’ordre des choses de se maintenir. Ces règles, nous les ignorons pour la plupart ou, si nous avons dans le meilleur des cas une idée de leur existence, nous faisons souvent comme si elles n’existaient pas. Mais elles existent. La conscience de leur existence ajoute, de mon point de vue, une épaisseur que je n’avais encore jamais perçue à la nature, à la forêt. Comme une dimension supplémentaire. Pas une dimension « au-dessus » mais une dimension au sens géométrique, ai-je envie de dire. Une présence renforcée. Ce règne végétal – c’est l’expression qui me semble désormais la plus appropriée, plus que le terme générique de nature- ce règne végétal, je l’entends presque respirer dans mon dos, paisiblement et profondément et très sûrement. Je suis pourtant habituée à la
montagne, je suis sensible depuis toujours, comme beaucoup, à la force qui en émane, mais je n’avais jamais senti autant sa présence. Bref.
Il y a des règles à respecter, des règles du vivant, sans morale ni plus de spiritualité-haut-perchée que cela.
Du coup, je reviens très sérieusement sur ce que je disais à propos de la croyance. Je me suis trompée. La croyance accompagne notre ignorance, les deux sont liées, croyance et ignorance. La croyance comble un manque de sens issu de notre méconnaissance de ces règles.
Ce qui se passe, à mon avis, c’est que nous ne donnons pas à la règle la valeur qu’elle devrait avoir. Nous ne la respectons pas. Nous minimisons son importance. Nous la négligeons quand nous ne l’ignorons tout bonnement pas. Je fais allusion ici à quelques exemples simples comme faire attention à ce que l’on mange ou faire de l’exercice, ou encore notre tendance à utiliser le végétal comme nous le faisons lorsqu’on cultive des plantes pour en extraire un principe actif et le mélanger à d’autres afin de créer des médicaments, sans se soucier de savoir si un principe actif est tout aussi actif lorsqu’il est dissocié des autres constituants qui l’entourent et qu’il est associé à d’autres constituants qui lui sont naturellement étrangers. On voit bien l’importance des études qui sont aujourd’hui menées sur les effets cocktails néfastes. La nature se laisse faire et nous laisse faire, mais j’ai comme l’impression que nous devrions prêter plus d’attention à ses règles qui sont infiniment précises et judicieuses.
La connaissance et le respect de certaines règles n’ont pas grand-chose à voir avec la croyance en quelque chose. Je m’explique. Une croyance entraîne souvent dans son sillage un ensemble de rituels et de sacralité. On instaure au nom de cette croyance un ensemble de règles constituées de rituels et de sacralité. Le rituel est érigé en règle. Je pense que c’est là que le bât blesse. Le rituel n’a pas à être érigé en règle. Le rituel respecte une règle. A partir de là, on peut dissocier le rituel d’un côté et la croyance d’un autre côté. La croyance repose sur une ignorance ; le rituel peut reposer sur la règle, et donc, sur la connaissance. Le rituel devient une marque de respect et de considération à l’égard de ce qui nous entoure. Cela veut simplement dire que nos gestes doivent être accompagnés d’une conscience. Nous devons avoir une conscience du geste. Une conscience de notre action. Plus finement encore qu’une conscience, il s’agit d’une intention qui peut être consciente ou inconsciente. La bonne intention repose, au fond, sur notre connaissance et non sur notre ignorance. La connaissance peut ainsi inspirer une action responsable. Je dis cela et tu te débrouilles pour comprendre… !
La croyance engendre souvent une forme de soumission ou de dévotion à l’objet de cette croyance; la nature n’a que faire de notre dévotion, elle s’en fout complètement, mais notre respect, - notre respect des règles du vivant- est important (plus important pour nous-mêmes que pour elle d’ailleurs).
Dans les cérémonies chamaniques, il y a une quantité ahurissante de petits gestes qui paraissent plus farfelus les uns que les autres. Tous ces gestes bizarres sont une forme de respect. Ils installent un cadre de collaboration entre le végétal et l’homme, sans soumission ni croyance. C’est la pratique d’un savoir et le respect de règles de collaboration. C’est
étrange mais c’est comme cela. Nous faisons partie de la nature, nous ne lui sommes ni inférieurs ou soumis, ni supérieurs.
Du coup, cela me réconcilie avec une forme de rationalité que je dénigrais bien volontiers, une rationalité modérée mais bien réelle et omniprésente dans la nature, au sein même du vivant.
Voilà pour ce qui est de cette réflexion sur la règle et la croyance. Je voudrais maintenant juste dire quelques mots sur l’expérience intérieure de la prise d’ayahuasca. C’est un peu comme une purge au tabac (j’en ai fait trois déjà) en mille fois pire.
Tout d’abord, tu prends conscience que la plante n’ « apporte rien de l’extérieur ». Je m’explique. Elle opère une sorte d’exploration de ce que tu es et de ce que tu as en toi. Moi, par exemple, j’ai mes idées, mon imagination, mon intériorité, etc, mais je manque de consistance, en ce sens que je ne m’habite pas pleinement. J’ai un manque, il m’est constitutif et fait partie de ce que j’ai. Je me laisse traverser et perturber par des choses sur lesquelles j’ai l’impression de n’avoir aucune prise. La plante fait ressortir ce qu’il y a de consistant en moi, elle me fait sentir que j’ai une autorité sur ma propre vie, que je suis quelque chose et non une errance vouée à tâtonner sans fin. Elle m’ancre dans la réalité içi et maintenant. Elle me réconcilie avec la société qu’avec facilité je jetais toute entière à la poubelle. Elle pousse à l’agir. Pas à l’action sur les autres ou sur l’extérieur mais à l’action sur soi : cultiver ce que l’on est, faire grandir sa propre personne (en l’occurrence, pour moi, travailler mon inspiration et poursuivre mon écriture romanesque) sans se plaindre et se laisser scléroser par le doute d’être ou non capable de faire les choses. Ce n’est pas que ce doute disparaisse mais disons que s’il occupait 80% de mon espace mental, il n’en occupe plus que 5. Il est donc plus aisé de le maintenir à distance quand il mène un assaut. La plante te place dans la vitalité, elle te pousse dans le bain du vivant. Un vivant bien concret et très présent. Je me sens en effet plus présente et ancrée. Biensûr, l’effet de la plante n’est pas miraculeux. Elle montre ce qu’il y a en toi mais c’est à toi de le saisir et de l’entretenir.
Il n’y a pas de tentation de revenir à la plante, d’en reprendre à plus ou moins longue échéance et ce pour une raison précise : la cérémonie chamanique qui entoure la prise d’ayahuasca est tout sauf une partie de plaisir. Je vais t’en brosser un rapide portrait.
Tout d’abord il y a 8 jours de diète à suivre avant et après la cérémonie : interdiction de consommer du sel, du sucre, de l’alcool, du tabac, du café, du thé, de la viande, des produits laitiers, du pain, de l’ail, des oignons, toutes épices et tous produits transformés. En gros, tu manges carottes râpées et bols de riz à l’eau, bananes et noisettes du matin au soir, tu bois de la tisane, de l’eau et du jus de fruits pressés… Se passer de sel est une véritable épreuve… Cela installe une démarche et un investissement personnel assez conséquent. Pour ma part, comme j’ignorais à quoi j’allais avoir à faire comme cérémonie, je me suis réfugiée dans des accès de croyance au fil des jours de diète (Ignorance, croyance, cqfd.)Ensuite, la prise de la plante (une petite tasse de breuvage, une tassounette) au sein de la cérémonie est un calvaire presque innommable. Le goût de cette chose est absolument dégueulasse, ultra dégueulasse. La cérémonie dure 12 heures dans l’obscurité totale avec des chants et des tambours (qui étrangement sont appréciables) pendant lesquels tu vomis dans ton seau devenu ton meilleur ami. Interdiction de boire de l’eau et de dormir. C’est un premier travail que fait la plante et étrangement, malgré le désagrément, il n’y a pas de violence. Une
souffrance plus ou moins forte en fonction de ce qu’il y a en toi, mais pas de violence. La légende (écrite en petit au bas du mode d’emploi) dit que la plante ne va pas au-delà de ce que tu peux supporter. Cela je l’ignore mais veux bien le croire J.
On était 15 (entre 30 et 50 ans) plus le chamane et cinq ou six apprentis venus du Pérou ou de Colombie – des binationaux hélvéticaux-amazoniens - qui nous assistaient et assistaient le chamane. Tous en grand cercle dans une pièce couverte de tapis, de coussins, des grigris pendaient partout des murs au plafond. Autour du chamane, une multitude de petites fioles de parfums et d’objets insolites. Pendant 12 heures, le chamane et ses acolytes n’ont cessé de chanter – des chants traditionnels en Quechua et en espagnol mais aussi des chants en français sur de la guitare, de l’armonica et des tambours- et ils n’ont cessé d’être absolument à l’écoute, sans faiblir à aucun moment. Le mot accompagnement a pris tout son sens, je dois dire. Bien qu’on soit tout installés à proximité les uns des autres, on ne doit pas se parler ni se toucher. L’obscurité et la plante nous tournent chacun à l’intérieur de nous, à des degrés plus ou moins forts. On reste tous cependant parfaitement conscients de ce qui se passe autour et de ce qui se chante.
A la fin, après la clôture du rituel et après quelques heures de sommeil enfin autorisé (et quelques gorgées d’eau), j’ai pensé que mes camarades étaient tous sérieusement allumés. Qu’ils étaient fous de faire cela. Pour la plupart d’entre eux, ce n’était pas leur première cérémonie. Vraiment, je me suis demandé « comment peut-on subir cela plusieurs fois ? Ils sont masos ! » je me suis dit que ce n’étaitpas pour moi, que cette « médecine » ne me correspondait pas, que ça n’avait pas marché sur moi. Quelle horreur, je n’ai fait qu’être malade. Avec le recul, je réalise que la plante agit sur n’importe quel corps à partir du moment où les règles sont respectées.
On a rompu la diète ensemble, après avoir passé 48 heures à jeun, en mangeant une succulente salade d’oignons pleine d’ail et de citron (vraiment bonne, je ne plaisante pas), l’oignon et l’ail étant sensés couper l’effet de la plante. Le chamane a bien insisté sur l’importance de continuer à suivre la diète que je mentionnais plus haut pendant encore une semaine. Cela permet d’intégrer le travail sur les jours qui suivent, dit-il. Infiniment perplexe, j’ai suivi la règle, par principe de cohérence. On finit par trouver du plaisir à manger « épuré » et je savourerai comme jamais ma prochaine tasse de café.
Enfin voilà. Cela pour dire que ce que te montre la plante avec une certaine discrétion, comme une suggestion qui se dépose en toi, tu le saisis et le regarde consciencieusement d’abord parce que c’est très fort, ensuite parce que tu n’as pas envie qu’on te le remontre de sitôt.
Je ne dis pas que la plante soit intentionnée, dans ce qu’elle te montre. En gros elle ne dit rien et n’interprète rien, elle désigne… J’ai davantage l’impression qu’elle interagit avec ce que tu es et c’est tout. Point. Elle ne travaille que sur toi, te réconcilie avec ce que tu es, elle fait vomir les peurs et te centre en toi-même, très concrètement. Il y a énormément de puissance dans le monde végétal. Il a ses règles comme je disais et cela fait bizarre de le sentir de cette manière, en voyant à quel point il peut te pénétrer en toute transparence. La prise d’ayahuasca en dehors de tout rituel est extrêmement dangereuse et peut entraîner la mort. Elle est illégale sur le territoire français. Pour ma part, j'ai réfléchi pendant plus de 8 mois avant de me décider. Des amis proches, parfaitement rationnels et sains d'esprit
m'avaient raconté leur expérience, me sachant par principe opposée à toute prise de substance bizarre et ouverte à toute discussion.
Je ne vais pas m’appesantir davantage, cher Etienne. Libre à toi faire de ce que je dis ce que bon te semblera. Pour l’instant, j’ai du travail qui m’attend. Fini le tricot, les refuges animaliers et la vaine contemplation, du moins dans l’immédiat. J’ai passé la nuit à travailler sur le Pharmacien. Mon imagination est intacte et je suis contente d’avoir retrouvé le chemin vers elle, depuis des semaines que j’étais embourbée dans des considérations stériles. Cela aussi c’est important : la plante ouvre la porte vers ce que j’ai en moi, mon imagination, mais elle n’apporte pas de matière. Elle a une certaine neutralité. Je ne sens aucun changement en moi, c’est mon rapport à moi qui s’est arrangé, et mon rapport à l’extérieur, comme si j’étais davantage intégrée au monde, à la ville, à la société, avec cette immense forêt qui respire profondément dans mon dos. J’aurais encore bien des choses à dire mais je vais les laisser dans l’antichambre du langage et de la réflexion.
Je verrai dans les prochaines semaines comment tout cela évolue…
Je t’embrasse et prenons soin de nous.

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