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Petite épistémologie de la créativité - première partie

(Sous-titre provisoire: De la contrainte nécessaire.) Une des choses qui font de l’Homme un être vraiment étonnant est sa capacité à in...

lundi 12 août 2013

La discrétion de l'homme moderne

La discrétion de l’homme moderne
L’homme moderne est à l’origine d’une manière de voir le monde, la nôtre, et cette manière repose sur le postulat d'un monde discret.
Tout d’abord, qu’entend-on par homme moderne ?
Sans entrer dans les controverses qui animent les historiens sur les dates qui entourent l’époque moderne (plus ou moins la fin du 15ème siècle jusque début 19ème), disons simplement que l’homme moderne est notre ancêtre à nous, les occidentaux. Ce qui caractérise l’époque moderne, en gros, c’est l’émergence du capitalisme, de l’individualisme, du libéralisme, de l’Etat-nation. C’est aussi le progrès scientifique, la sécularisation des sociétés et la perte d’influence relative de la religion.
Des modifications profondes font évoluer le modèle de société issu du Moyen-âge et de la Renaissance, entrainant les révolutions industrielles et de nouvelles gestions politico-économiques dont notre société actuelle est l’héritière.
Dans notre quête fondamentale de pourquoi toujours plus pernicieux, ce qui nous intéresse dans cette histoire d’homme moderne, c’est qu’il est probable que ce soit à cette époque de grands changements progressifs que notre vision du monde, -notre perception de ce qui nous entoure, la réalité,- se soit greffée sur un paradigme qui n’a rien d’anodin : le paradigme du discret.
Si l’homme moderne devait être discret dans la mesure où sa discrétion renseignerait sur son tempérament, nous aurions tôt fait de clore cet article sans autre forme de procès. En effet, l’homme moderne -et plus surement encore l’homme d’aujourd’hui- n’a rien d’un être discret ou réservé et il serait bien plus juste de le décrire, généralement, comme perclus de suffisance et boursouflé de prétention…
Non, la discrétion telle qu’elle est entendue ici, et telle qu’elle est abusivement présentée dans le titre[i], ne définit pas un trait de caractère. Il s’agit d’une notion un peu plus subtile, comme nous l’allons montrer dès à présent.
-        La discrétisation comme effet rationnel
Les cinq sens dont nous sommes dotés nous permettent d’interagir avec ce qui nous entoure et ce qui est à notre portée. Nous percevons des choses distinctes les unes des autres et nous pouvons à loisir les quantifier : quatre maisons, douze habitants, trois vaches, quinze arbres, deux nuages…
Nous pouvons interagir avec tout ce qui nous entoure : utiliser, ranger, fabriquer, etc., la liste des verbes étant très longue.
Ce que nous savons aussi très bien faire, c’est nous servir de notre tête et de la raison qui y loge. Cette faculté peut s’apparenter à un sixième sens tant elle est indissociable des cinq autres. En effet, si nos cinq sens nous permettent d’interagir avec la réalité, c’est dans la mesure où ils sont vecteurs d’informations sur cette dernière. C’est ensuite la raison qui interprète les informations pour en tirer un usage généralement opportun.
La raison est une faculté qui perçoit la réalité comme un ensemble constitué d’éléments discrets, séparés. Elle ordonne ces éléments en fonction de critères nombreux et variés. Elle pose des étiquettes sur chaque groupe d’éléments : elle crée des concepts, elle généralise et elle abstrait les choses. Chaque élément de la réalité peut être divisé en éléments plus petits qui le composent et on peut diviser la matière presque à l’infini.
Jusque là, il n’y a rien de bien compliqué. Alors allons un peu plus loin.
La discrétisation de la réalité correspond à la manière dont nous percevons les choses qui nous entourent. Il s’agit de percevoir ces choses comme entités distinctes, séparées et séparables les unes des autres. Le paradigme du discret est lié à celui du continu. Or il s’avère que notre raison a le plus grand mal à concevoir une continuité autrement que comme une succession d’éléments discrets.
Prenons un exemple tiré des mathématiques et de la physique : le calcul différentiel.
Newton et Leibnitz ont inventé une méthode qui permet de comprendre l’écoulement d’un fluide, c’est-à-dire une continuité. Pour ce faire, ils ont établit qu’une continuité était une succession infinie et infinitésimale de petites parties : le filet d’eau qui coule du robinet n’est autre qu’une succession de gouttelettes microscopiques par exemple. Ainsi, à l’aide de fonctions, de dérivées et autres procédés, on peut calculer la vitesse, la direction, la densité, la fluidité d’une succession d’éléments discrets, autrement dit d’une continuité.
Posons la question qui nous taraude :
Comment ne pas concevoir toute chose comme étant composée d’éléments discrets ?
Cela s’avère compliqué dans la mesure où l’acte de concevoir implique nécessairement la préhension mentale d’une chose et son extraction de l’ensemble dont elle est issue. Toute conception est une abstraction. Toute abstraction a quelque chose de platonicien : une abstraction est un exercice mental qui vise à saisir une généricité nécessairement idéale, l’idéal platonicien ayant un caractère absolu du fait de sa perfection, perfection autorisée par l’exercice d’abstraction.
Cela veut dire, au final, que tout ce que nous conceptualisons, abstrayons, n’existe que dans notre raison. La puissance heuristique d’un concept est tributaire de la distance qui sépare ce concept de la réalité dont il est issu. Plus un concept est abstrait et générique, plus on lui reconnaît un caractère absolu, c’est-à-dire qu’il est de moins en moins sensible aux conditions extérieures susceptibles de le relativiser, le modifier, d’aucun diront l’affaiblir puisque nous considérons la variabilité moins solide que la constance, et que ce que nous voulons, probablement à tort, ce sont des certitudes…
Dans la grande quête de l’homme vers le Juste, le Beau, le Vrai, les concepts sont un outil formidable. Cependant, à force d’élaborer des concepts à partir d’autres concepts eux-mêmes reposant sur d’autres concepts et ainsi de suite, on prend le risque de se barricader dans des certitudes illégitimes, de perdre de vue les rives de la réalité et de nous détacher de certains de ses aspects que nos concepts ne nous permettent plus de voir…
Si concevoir et conceptualiser sont ce que la raison sait faire de mieux, il est probable que notre capacité à distinguer les choses les unes des autres soit donc une propriété de la raison.
Dans la mesure où l’homme moderne a grandement favorisé le recours à cette dernière -au détriment d’autres moyens de percevoir- nous avons une immense difficulté à percevoir autrement les choses qu’à travers leur apparence discrète. En conséquence, nous avons tendance à estimer, inconsciemment, la réalité comme étant absolument discrète.
Or, si notre réalité est effectivement discrète - et elle l’est, elle ne l’est pas absolument mais relativement.
Si, en effet, l’ensemble des choses qui nous entoure et qui constitue le monde matériel peut être divisé en une multitude d’objets que nous pouvons quantifier, séparer les uns des autres, cela se passe dans la mesure des interactions que nous avons avec le monde matériel.
On peut supposer avec légitimité qu’en dehors de notre nécessité d’interagir avec notre environnement, cet environnement soit autre, simplement, sans que nous soyons en mesure de concevoir cet autre, c’est-à-dire, sans que nous soyons dans la mesure d’appréhender cet autre par la raison seule.
La potentielle relativité de la nature discrète de la réalité n’a d’autres conséquences que de nous inciter à faire preuve d’un peu plus d’humilité. En effet, si nous connaissons et comprenons un grand nombre de choses, nous ne comprenons ces choses que dans la mesure de notre rapport à celles-ci. Ne pas garder à l’esprit la mesure du rapport revient à extrapoler et à conférer aux choses qui nous entourent une ontologie démesurée dont nous n’avons probablement pas le moyen de vérifier la pertinence.
Tout ceci étant dit, le prisme rationnel du discret configure notre rapport au monde, notre rapport aux autres et plus fondamentalement encore, notre rapport à nous-mêmes, la définition que nous nous faisons de notre condition et notre posture face aux questions existentielles et métaphysiques. 


-        Le discret manifeste 
Le postulat de la nature discrète de la réalité structure de nombreuses trames du monde que nous nous sommes construit. En voici quelques unes.
La certitude que la réalité qui nous entoure est fondamentalement de nature discrète amène à penser que les choses sont toutes séparées et séparables les unes des autres.
L’individualisme est une notion fondamentale pour nous : il est certain que chaque individu est une entité à part entière.
Le libéralisme économique s’est développé d’après l’idée que chaque chose nous entourant pouvait appartenir à quelqu’un. Nous avons entrepris de posséder toute chose à travers le concept de propriété privée.
L’interaction entre individu s’est formalisée autour du concept d’un étalon de valeur nommé « monnaie ».
Nous avons développé de nombreux stratagèmes nous permettant d’acquérir de la monnaie, afin de posséder des choses.
Parallèlement, la sécularisation du sacré a renforcé notre conception matérialiste de la réalité. En l’absence de réponses à nos angoisses existentielles que la croyance religieuse tentait d’apaiser, nous avons préféré la possibilité d’acquérir des choses. Plus la quantité de choses accumulées est grande, plus notre vie est supposée réussie. En repoussant les religions -ce qu’il était pertinent de faire-, nous avons repoussé la spiritualité dans son ensemble – ce qu’il était moins pertinent de faire. En conséquence, on réfléchit moins, on réfléchit à moins long terme, on agit vite.
Ainsi, nous avons développé un modèle de société basé en grande partie sur le postulat qui est à la base de la micro-économie et qui dit en gros  que l’être humain est un consommateur, que le consommateur est un des acteurs principaux du jeu économique. Le jeu économique se joue sur un grand plateau et ce plateau n’est autre que le marché. Sur ce marché, les acteurs échangent ce qu’ils possèdent dans le seul but d’accroitre leur satisfaction. Le consommateur échange sa capacité de travail contre de l’argent, puis son argent contre des biens et des services. Tous ces échanges s’effectuent dans le but de satisfaire les besoins de chacun. Il est postulé que la satisfaction des besoins individuels entraine nécessairement l’accroissement du bien-être collectif, par le jeu d’une main invisible.
Cette main invisible (Adam Smith) illustre le principe d’autorégulation. Ce principe s’inspire peut-être du fait que dans la nature, les écosystèmes se maintiennent en équilibre lorsque chaque acteur du système s’occupe de remplir sa fonction « individuelle », à savoir : manger, se reproduire, etc. Ainsi les hommes réunis en un groupe social atteindront le même équilibre si chacun des acteurs du groupe remplit sa fonction dans le seul but de satisfaire ses besoins personnels. Or il est probable que ce type de transposition simpliste repose sur une mauvaise interprétation de nos observations de la réalité. Nous ne voyons généralement dans ce que nous regardons que ce que nous voulons y voir…
Ce modèle économique dont nous avons hérité et que nous avons développé en forçant davantage le trait de l’intérêt personnel repose essentiellement sur l’idée que l’être humain est égoïste.
Or, il apparaît légitime de postuler que l’être humain dispose d’une propension à compatir et que son égoïsme n’est peut-être pas ce qui le caractérise fondamentalement.
D’innombrables exemples viennent illustrer ce propos. Un simple regard autour de nous le confirme, ne serait-ce que notre penchant pour les fictions cinématographiques. N’est-il pas grisant de partager les émotions ressenties par les protagonistes d’un film ? C’en est même cathartique. Ne sommes-nous pas continuellement parcourus d’émotions ? Sont-elles si dangereuses qu’il faille nous en défaire par tous les moyens ? C’est pourtant ce que prônent de nombreuses sagesses. Par ailleurs, le mal être ambiant et croissant des membres de notre société est révélateur d’une inadéquation entre ce qui est proposé aux citoyens et ce qu’ils souhaitent fondamentalement faire de leur existence, sans pour autant savoir quoi en faire.
Dans notre modèle de société, la propension des êtres à compatir au sort de leurs semblables s’exprime à travers des canaux secondaires, des formes de solidarité, de lien social, des actes charitables, des exutoires artistiques, voire des regains de foi religieuse. Mais l’altruisme est considéré comme un épiphénomène, une variable trop fragile comparée à la constance supposée de notre égoïsme. Malheureusement, à force d’individualisme et de libéralisme, on renforce le tempérament égoïste de l’homme.
Se renfermer sur soi, c’est entretenir l’illusion que nous contrôlons quelque chose : soi, sa vie, ses biens. S’ouvrir aux autres, c’est prendre le risque d’élargir le champ à garder sous contrôle et perdre un peu de ce contrôle auquel nous nous attachons éperdument. Il est probable que tout contrôle soit illusoire, s’agissant d’un concept lié au principe de domination, de maîtrise, il repose sur l’idée que l’homme est hors du monde, et non une partie indissociable de l’ensemble.
En conséquence, nous ne vivons pas un altruisme serein parce que notre modèle de société nie l’importance de notre capacité à nous intéresser aux autres. Plus encore, il est probable que nous ayons intériorisé nous-mêmes, au plus profond de notre conscience, le confort illusoire qu’apporte le repli individualiste et que nous perpétuions ce modèle par manque de confiance, principalement, et pour de nombreuses autres raisons qu’il est aisé d’envisager et qui ont fait l’objet d’autres articles.
Et tout cela reposerait, au fond, sur notre postulat d’un monde discret… ?



[i] Le terme discrétion ne peut être étymologiquement appliqué au paradigme du discret. S’il l’est ici dans le titre, ce n’est que pour créer un simple effet de style. Le mot juste est discrétisation.

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